Peindre a tempera du 13ème au 15ème siècle : du musée au laboratoire

La tempera à l’oeuf est une technique de peinture utilisée depuis l’Antiquité. Au XVe siècle, Cennino Cennini offre un panorama complet des techniques employées en Italie juste avant l’avènement de la Renaissance et avec elle, de la peinture à l’huile. Il décrit ainsi différentes formulations pour la tempera [1] : a. l’utilisation du blanc bien battu et mélangé à de l’eau pour les dorures, b. l’utilisation du jaune et du blanc battu avec des jeunes pousses de figuier, c. le jaune d’oeuf seul qu’il considère comme le meilleur liant. Certaines recettes font référence à l’addition de sève de figuier aux préparations à base de blanc d’oeuf comme support à la peinture a tempera.

Ces formulations diffèrent pour les rendus esthétiques mais également pour les propriétés d’utilisation et de conservation. En effet, ces matériaux (jaune d’oeuf, blanc d’oeuf et oeuf entier) ont des propriétés physico chimiques différentes, surtout en combinaison avec d’autres liants non aqueux. Il est donc précieux de mieux les connaître et de pouvoir les distinguer sur les oeuvres tant pour maitriser la conservation de l’oeuvre que pour comprendre le geste de l’artiste.

Si l’analyse des pigments dans les peintures est bien établie, la détermination précise des liants reste un problème, du fait aussi de la complexité possible des formulations picturales : les liants à l’oeuf (et à l’huile) peuvent être mélangés et appliqués de nombreuses manières différentes. Les principales analyses de liant, et plus particulièrement sur des oeuvres a tempera (ou mixtes) ont été réalisées après micro-prélèvements et analyse non destructive (FTIR, spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier) ou, le plus souvent, destructive (par chromatographie et spectrométrie de masse) de l’échantillon [2-3]. Cependant la sensibilité accrue des instruments actuels offre de nouvelles perspectives passionnantes aux scientifiques, aux conservateurs et aux historiens de l’art. D’une part, le développement des techniques de spectroscopie infrarouge et RMN (Résonance Magnétique Nucléaire) permet désormais d’analyser in situ le liant des oeuvres et de déterminer leur famille d’appartenance [5, 6]. D’autre part, une caractérisation plus poussée peut être obtenue grâce aux techniques d’imagerie non destructives, telles que l’imagerie par spectrométrie de masse ToF-SIMS (Time of Flight – Secondary Ion Mass Spectrometry) qui permet désormais de caractériser les matériaux inorganiques et organiques sur des coupes transverses de peinture.

Objectifs :

1) Il s’agit de mieux comprendre cette pratique artistique, les recettes utilisées et leurs propriétés mais aussi son évolution du XIIIe au XVe siècle, période à laquelle elle connaît son apogée.

2) d’un point de vue méthodologique, cette thèse permettra la mise en place d’un protocole de caractérisation in situ des liants, par combinaison de techniques analytiques innovantes (profilométrie RMN, spectroscopie infrarouge en réflexion et imagerie hyperspectrale proche infrarouge).

Approche scientifique et méthodologique

Afin d’apporter une connaissance renouvelée de ces pratiques picturales, l’approche proposée combine les analyses d’oeuvres d’art (in situ et sur micro-prélevements) avec une étude des textes et des recettes de cette période. Ce projet de thèse s’appuie sur l’étroite collaboration existant entre le LAMS et le

musée de Capodimonte (Naples), garantissant à la fois l’accès à de nombreuses oeuvres de renom de cette période ainsi qu’une aide à l’interprétation des textes et recettes grâce à l’expertise d’Angela Cerasuelo (restauratrice specialiste de l’histoire des techniques [7]), anciennement responsable de l’équipe de conservation/restauration du musée).

Notre approche sera divisée en 2 parties :

 Nous nous intéresserons tout d’abord à la caractérisation du liant in situ. Pour cela nous combinerons des techniques de spectroscopie infrarouge (en réflexion et imagerie hyperspectrale proche infrarouge) et RMN dont les résultats sont prometteurs. Nous validerons le protocole au laboratoire, afin d’évaluer les limites et possibilités de chaque méthode et affiner les protocoles de traitement des données. Nous appliquerons ensuite notre protocole sur un panel d’oeuvres italiennes/napolitaines accessibles au musée de Capodimonte. Il s’agit d’oeuvres fragiles et précieuses pour lesquelles l’approche non invasive est largement privilégiée : l’imagerie hyperspectrale proche infrarouge se pratique dans les mêmes conditions que la réflectographie infrarouge. Dans certains cas particuliers, et selon les résultats obtenus, cette première caractérisation pourra être suivie par une caractérisation plus fine utilisant l’imagerie par spectrométrie de masse ToF-SIMS sur des micro-prélèvements (sélectionnés avec l’équipe de restauration-conservation) afin de mieux distinguer à l’échelle micrométrique la nature des liants présents dans les micro-prélèvements. Ces analyses permettront de confirmer la nature des liants employés par ces différents artistes et de déceler la variété des pratiques d’un artiste à l’autre.

 En parallèle, grâce aux résultats obtenus sur les oeuvres, nous nous emploierons à la reconstitution de recettes anciennes au laboratoire afin de limiter les prélèvements et d’accéder à une quantité plus importante de matériau nécessaire pour des analyses physico-chimiques. Dans cette étude, nous proposons d’étudier l’influence de différents liants à base d’oeufs (jaune, blanc et jaune plus blanc) mais aussi de divers additifs comme le lait de figue ou le vinaigre décrits dans les recettes historiques, sur les propriétés des formulations : la rhéologie (écoulement de la matière picturale), les propriétés visuelles (brillance, transparence, couleur), mais aussi la réactivité chimique seront étudiées afin de mieux comprendre les choix des artistes.

Corpus étudié : en concertation avec l’équipe de conservation/restauration du musée de Capodimonte une sélection sera établie au sein de leur riche collection d’oeuvres a tempera (galerie napolitaine en particulier). Sans être exhaustif, nous pouvons déjà souligner l’intérêt que pourrait présenter les oeuvres suivantes, provenant d’artistes ayant exercé à Naples de la fin du XIIIe à la fin du XVe siècle : Santa Maria de Flumine, réalisée en 1290 (artiste inconnu), Saint Dominique et l’Histoire de sa vie, de Giovanni da Taranto, peint en 1305, Saint Louis de Toulouse couronnant Robert d’Anjou, panneau et prédelle, par l’artiste siennois Simone Martini (élève de Giotto) en 1317, Vierge de l’humilité par l’artiste dit le « Maestro delle tempere Francescane », daté autour de 1350, un tryptique de Sant Antonio Abate peint en 1371 par Niccolo di Tommaso, deux oeuvres de Colantonio peintes autour 1445, ainsi qu’une Annonciation de 1470 (artiste inconnu) ; sélection à laquelle pourrait s’ajouter l’un des chefs d’oeuvre du musée, la Crucifixion de Masaccio, florentin, peint en 1426. Nous nous intéresserons particulièrement aux oeuvres de Niccolo Antonio Colantonio le Maitre d’Antonello de Messine, afin de préciser les liants utilisés. Formé aux « secrets » de la peinture flamande, il a marqué la période d’évolution des pratiques en Italie au milieu du XVe siècle.

Directrice de thèse : Maguy JABER, maguy.jaber@sorbonne-universite.fr

Unité de Recherche : Laboratoire d’Archéologie Moléculaire et Structurale, UMR8220

Date limite de candidature : 26 avril 2021